Un Journal de György Ligeti

Texte écrit à partir de différents récits du compositeur

Dans ma jeunesse, je n'avais pas l'idée de devenir compositeur. Je voulais jouer d'un instrument et tout particulièrement du violon, mais mon père y était opposé. Je n'ai pu donc commencer le piano qu'à l'âge de quatorze ans. C'était tard, c'est pour ça que je n'ai pas une bonne technique, c'est dommage car j'adore jouer du piano. C'est grâce à mon petit frère que j'ai pu heureusement commencer la musique. Quelqu'un lui avait dit qu'il avait l'oreille absolue et qu'il devait donc jouer d'un instrument. Donc il a commencé le violon à l'âge de 9 ans. C'est alors que j'ai pu réclamer également des leçons de musique et ai pu jouer du piano puisqu'il jouait déjà du violon. Nous n'avions pas de piano à la maison, je devais donc aller m'exercer tous les jours chez une amie de ma mère.

J'ai tout de suite commencé à composer. Je m'en souviens très bien, ma première pièce était une valse dans le style de Grieg (à cause des Pièces Lyriques). Mais ma décision de devenir compositeur n'est venue que bien plus tard et très progressivement. Bien sûr je composais déjà beaucoup, mais c'était très naïf. Quand j'eus 18 ans, il fut convenu que j'irais à l'université pour étudier la physique.

Mais c'est juste à ce moment, c'était en 41, que passèrent les lois anti-juives. Il était devenu pratiquement impossible à un juif d'entrer à l'université. C'est ainsi que mon père m'a dit : "d'accord, tu peux aller au conservatoire". Un an après, j'ai décidé "plus de science, je veux être compositeur."

Cela signifiait étudier tout depuis le début, y compris les bases de l'harmonie, la tonique et la dominante, parce que je n'avais à l'époque aucune notion de solfège. Je jouais un peu de piano, pas très bien parce que je n'en avais joué que 3 ans. Mais j'ai été accepté en classe de composition au conservatoire parce que j'avais déjà tant composé.

J'étais issu d'une famille de classe moyenne. Ma mère était ophtalmologiste. Elle n'est morte que récemment (83). Il est plus difficile de dire ce qu'était mon père. Il avait étudié les sciences économiques à l'université de Budapest puis était entré dans une banque comme responsable d'une petite branche. C'était alors en Roumanie. C'est alors qu'est arrivée la crise de 29-30 et les petites banques privées disparurent. Mon père continua à travailler dans le même bureau, mais son bureau s'était transformé en un guichet ou l'on vendait des billets de loterie. Il détestait ça. Il était également écrivain. Il publia quelques ouvrages d'économie très radical-socialistes. Il était très à gauche. Et bien sûr, quand les lois anti-juives passèrent, il perdit son travail et fut envoyé à Auschwitz avec ma mère et mon frère. Seule ma mère est revenue.

Mon père aimait plutôt la musique, il avait étudié le violon dans sa jeunesse. Il ne voulait pas que j'en fasse autant parce que ça ne lui avait servi à rien. Nous étions une famille d'artistes. Mon grand père paternel était peintre, peu connu, une espèce de décorateur haut de gamme qui peignait des fresques dans les gares et ce genre de choses…Il y avait également un célèbre musicien : Le violoniste Léopold Auer qui était l'oncle de mon père. Je ne l'ai jamais rencontré, il était en Amérique quand je suis né et mourut en 1930.

Mon grand père s'appelait aussi Auer mais beaucoup d'allemands et de juifs de Hongrie changèrent leurs noms en 1890, c'était à la mode de porter des noms hongrois, à cause du mouvement national de l'époque. Mon père et ses frères étaient alors à l'école et il choisirent Ligeti. C'est une fausse traduction : Aue en allemand signifie un marécage??? et liget en Hongrois un petit bois.

J'ai du faire mon service militaire en Janvier 1944. Pour les Juifs, cela signifiait le travail forcé: nous étions envoyés dans des camps appartenant à l'armée Hongroise. Nous étions considérés comme des ennemis et n'avions pas d'uniformes; à la place on était marqué comme juifs avec des brassards jaunes, et bien entendu nous n'avions pas le droit d'utiliser une arme. Les autres minorités suspectes, comme les Roumains, les Ukrainiens ou les Serbes étaient aussi dans des unités de travail, mais les juifs avaient le pire statuts : en fait celui de prisonniers de guerre. Nous étions obligés de faire des travaux dangereux : mon unité devait transporter des explosifs lourds sur le front. Quand j'ai commencé mon "service", la déportation des juifs de Hongrie n'avait pas encore commencé, c'est arrivé en Juin 44 - et mes parents étaient encore à la maison quand je suis parti, et vécurent sous toutes les restrictions anti-juives.

Ils étaient en Hongrie. J'étais né à Dics"oszentmàrton, qui était en plein milieu de la Transylvanie et qui était et demeure en Roumanie. Quand j'ai eu six ans, nous avons déménagé à Cuj, la ville la plus importante de Transylvanie où j'ai commencé à aller à l'opéra et tout ça. C'était aussi en Roumanie, mais en 1940, quand j'avais 17 ans, Hitler divisa la Transylvanie en deux paries et donna la moitié nord, y compris Cluj, à la Hongrie. Ainsi nous devîmes Hongrois. Après la guerre, bien sûr, Cluj redevint Roumaine mais j'étais déjà installé à Budapest.

Le gouvernement de l'époque où je fus appelé pour être envoyé en camps formait secrètement des plans avec les Anglais, mais les Allemands s'en aperçurent et installèrent une marionnette au gouvernement le 19 Mars 1944 : c'est à ce moment que l'élimination physique des juifs commença. Les forces Allemandes entrèrent, comme les Russes en Hongrie et plus tard en Tchécoslovaquie, pour occuper un pays allier. Mais dans le gouvernement d'Hitler, il y avait à ce moment un ministre qui voulait protéger les juifs servant dans l'armée, et ainsi quelque uns de ceux qui furent appelés pendant l'hiver 43-44 furent sauvés : ceux qui allèrent plus tôt ou plus tard moururent. C'est donc par chance que j'ai échappé, ce dont je ne me suis rendu compte que bien plus tard. En Octobre 1944, j'ai déserté du corps de travail sur la ligne de front pendant une bataille. J'ai eu encore de la chance de ne pas avoir été fait prisonnier par les Russes. Je suis revenu à pieds en Transylvanie qui était alors sous occupation Russe et c'est là que je passais les six derniers mois de la guerre.

La guerre a fini en Mai, en Septembre je me suis parti pour Budapest étudier.

A ce moment j'était très impressionné par Bartok. C'était LE grand compositeur Hongrois et je connaissais très mal la musique moderne : un peu de Stravinsky, Petrouchka mais pas encore Le Sacre ni Schoenberg. Bartok était le grand génie, je pense qu'il l'est toujours, pour moi. J'ai gardé quelques unes de ces pièces de jeunesse, le style n'est pas tout à fait celui de Bartok, quand vous êtes jeune, vous oscillez un peu, alors il y avait aussi des influences de Stravinsky, et jusqu'à mon premier quatuor en 1954, c'était encore du Bartok.

Mais déjà inconsciemment du Ligeti, le changement s'est opéré très progressivement au cours des années 50.

Mais bien sûr, la situation politique était très complexe, et ça gagnait ma composition. J'était alors très engagé à gauche mais je n'ai jamais été communiste, j'étais radical socialiste, et beaucoup d'entre nous pensaient que le communisme pouvait mener à un système socialiste. Je sympathisais avec ces vues et étais convaincu par mes amis qu'il fallait écrire de la musique que tout le monde pouvait comprendre. Alors je me suis un peu forcé. Au début j'ai essayé de me sortir du style chromatique et de me rapprocher du style folklorique Hongrois, entre Bartok et Kodaly. Il y avait plein de compositeurs qui faisaient ça et quand on est jeune, on aime appartenir à un groupe.

En fait, même en 1945, j'avais écris un petit choral dans le styles de Kodaly : c'est ma seule pièce qui fut traduite en anglais et imprimée ici… "Early comes the summer" : c'est une pièce très naïve. Ainsi dans ce style j'ai écris beaucoup de pièces vocales, mais j'étais divisé : au même moment, j'écrivais de la musique de chambre et des chansons qui étaient plus complexes, plus radicales, comme les chansons Weöres de 46-47. Il y en a trois dont seulement deux ont déjà été publiées. Après ça en 47-48, je voulais écrire de la musique très simple, diatonique, parce que je croyais que cette musique devait être plus populaire. Alors en 49 les soviétiques ont emprisonné la majorité des députés et  imposé un gouvernement communiste bidon. De 1948 à 49 la vie de tous les jours se transforma radicalement : la dictature stalinienne commença. C'était terrible ; c'était vraiment comme les Nazis. C'était à l'époque de Zhdanov en Russie. Toute forme de nouvelle musique était alors interdite, ce qui rendait les choses difficiles en Hongrie parce que Bartok était alors devenu le grand compositeur national. Ils ne voulaient pas interdire Bartok et donc son nom fût préservé mais dans les concerts ou à la radio, on ne pouvait entendre que le premier et le sixième quatuor à corde. Ils étaient tolérés mais pas les quatuors de 2 à 5. Le Mandarin qui était au répertoire de l'Opéra disparu d'un jour à l'autre. La liste des gens interdits comprenait Britten et Milhaud.

La situation était très mauvaise, je suis devenu un anticommuniste. Ce n'était pas seulement pour une question de politique culturelle, les gens disparaissaient en camps de concentration, en prison ou étaient assassinés. C'était une période terrible de 48 à la morte de Staline en 53. J'ai alors acquis la certitude que je devais écrire une musique radicalement nouvelle : pas pseudo populaire, cependant pendant toute la période où j'ai écrits des arrangements de thèmes et de chansons populaires Hongroises, ma musique était jouée et même publiée. Mais seulement ces pièces, pas les compositions plus complexes comme les quatuors et les bagatelles.

C'est à cette époque que j'ai commencé ma grande cantate de jeunesse, l'été 48, dans un style très populaire, sorte de mélange Kodaly-Haendel-Britten. C'était une grande fugue: j'étais très fort en contrepoint. C'était absolument ce que je voulais : complexe diatonique, pas tonal mais modal. Le texte était contre l'impérialisme et toutes ces choses et j'y croyais, à cette époque. c'était ma pièce de concours à l'académie. Elle fut jouée en 49 au Festival Mondial de la Jeunesse, qui était un événement communiste, ce que nous ne savions pas, nous étions tellement naïfs que nous ne réalisions absolument pas ce qui se passait. Ma cantate était assez proche de la Symphonie du Printemps de Britten, il était très populaire en Hongrie à cette époque et au moment où j'ai commencé l'œuvre, j'étais complètement honnête. Quand elle a été jouée, j'étais devenu entre temps totalement opposé au régime.

Vous avez compris combien ce fut un temps de transformations. Tant de gens croyaient en cette utopie, ils furent totalement déçus et c'est peu dire. Mais j'ai toujours la partition, peut-être qu'un jours je la rejouerai.

Ah oui en 51 ma grande symphonie militaire opus 69. Bien sûr, c'était une blague, le n° était pour la position sexuelle. C'était une mauvaise période, aucune de mes pièces n'était jouée et un de mes amis, Melles celui qui dirigea ma cantate, m'appela, il dirigeait l'orchestre des postiers de Budapest. Ils voulaient une musique, alors comme farce, j'ai composé une petite sonate dans le style de Haydn-Stravinsky ou de la symphonie classique de Prokofiev, mais très ironique, et un peu ironique à l'égard de la situation politique. Nous avons répété pour que je puisse l'entendre mais elle n'a jamais été donnée en concert.

J'écrivais déjà des choses plus sérieuses comme un ensemble de chansons sur des textes du poète Hongrois Anany en 52 et qui était déjà à la limite de ce qui pouvait être joué. Finalement elles ne furent pas jouées. Vous savez c'est très difficile de comprendre quand vous n'êtes pas dedans. Tous les compositeurs devaient être membres de l'union des compositeurs et vous deviez être dans la ligne pour obtenir du papier. Si vous vouliez être joué ou publié, vous deviez soumettre votre travail à un comité et il pouvait exiger une représentation privée. C'est ce qui se passa pour les chants Arany qui étaient entre Kodaly et Bartok avec des dissonances et c'était inacceptable. Mais les choses les plus intéressantes de ce point de vue sont les six bagatelles pour quintette à vent. La sixième est une pièce chromatique et il n'y eu aucun moyen de jouer ces pièces quand je les ai composé en 53, mais en 56 les 5 premières furent crées dans un festival la sixième étant encore trop chromatique pour l'époque.

Mais déjà la situation politique s'était considérablement détendue. Jusqu'en 53, je peux dire que j'étais complètement isolé de l'ouest ou peut-être jusqu'en 54. J'avais un oncle à Londres et nous correspondions mais après 49 il était devenu dangereux d'écrire à l'ouest: quiconque n'était pas considéré de confiance par le gouvernement était déporté, à peu près 200 000 personnes - et leurs logements étaient confisqués. Mais en 55 il devint possible de recevoir des partitions et des disques de l'étranger, j'ai aussi commencé à entendre parler de Schoenberg. J'avais vu les partitions d deuxième quatuor et de la suite lyrique de Berg à la bibliothèque de l'académie de musique, mais si vous n'aviez jamais entendu ce genre de musique…

C'est aussi en 55 que j'ai entendu les 3ème et 4ème quatuors de Bartok pour la première fois. J'ai peu à peu découvert l'ensemble de son œuvre ainsi que davantage de Stavinsky et un peu de Schoenberg. J'ai entendu le 3ème et le 4ème quatuor ainsi que le Pierrot Lunaire en disque. J'avais un tourne disque mais ces titres n'étaient pas distribués en Hongrie et j'ai du attendre qu'un éditeur allemand à bon marché les importe en 55-56. A la radio, la musique contemporaine était censurée ou brouillée.

La première fois que j'ai entendu du Stockhausen, c'était pendant la révolution le 7 Novembre 56. C'était la première diffusion du Chant des Adolescent (Gesang der Jünglinge). Les soviets étaient déjà là et tout le monde était dans les caves mais moi je suis remonté pour écouter la musique, on entendait des détonations et des armes automatiques, c'était assez dangereux.

J'ai commencé à alors à utiliser des séries mais pas encore à composer de musique sérielle à la façon de Boulez ou de Stockhausen. C'est un peu plus tard quand j'ai entendu le quatrième quatuor de Schoenberg et l'opus 5 de Webern pour quatuor à corde. C'est dans cette période 55-56 que j'ai écris de la musique dodécaphonique parce que vous savez c'était ça le style le plus moderne et c'était une façon de me libérer de l'influence de Bartok. Et peut être que j'y suis arrivé en écoutant du Schoenberg mais ce n'était stylistiquement ni du Schoenberg ni du Webern, Comme cette Fantaisie pour piano, je pense que c'est une très mauvaise pièce, mais elle était tout à fait orthodoxe d'un point de vue sérielle. J'ai aussi commencé un requiem dodécaphonique en 56 : c'était la deuxième fois que je recommençais un Requiem que j'avais écris dans les années 60. Bien sur c'était à une époque ou tout le monde à l'ouest comme à l'est voulait écrire de la musique dodécaphonique et j'étais alors trop jeune pour m'apercevoir que cette musique n'était pas la mienne…

J'ai quitté la Hongrie pendant la révolution, c'était très facile à ce moment, parce que les frontières étaient ouvertes, mais nous espérions qu'après ça tout irait mieux, tout comme les Tchèques et les Polonais. Je suis parti assez tard, en Décembre 1956, c'est à dire quand le contrôle des soviétiques a été renforcé, et que la police et l'armée Hongroise furent complètement oblitérées. Tout était contrôlé par les Soviétiques, et ils avaient assez d'hommes pour étrangler Budapest. Mais les cheminots organisèrent des convois en direction de la frontière Autrichienne ; bien sur, ils n'y arrivèrent jamais. Les trains s'arrêtaient à toutes les stations et ils téléphonaient à la gare suivante pour savoir si les soldats Russes y étaient, c'était possible car le téléphone n'était pas surveillé. C'était le chaos, mais le téléphone fonctionna tout le temps. Même pendant les batailles vous pouviez téléphoner à Londres si vous vouliez.

Moi et ma femme avons pris le train un jour et nous nous sommes rendus dans une ville de l'ouest de la Hongrie distante d'à peu près 60 km de la frontière. Il y avaient eu une erreur et l'alerte n'avait pas fonctionné, le train était entouré de soldats Russes mais ils n'étaient pas assez nombreux pour couvrir toute la longueur du train. En quelques secondes ils firent sortir tous les gens de la première moitié du train mais nous sommes sortis rapidement à l'arrière et sommes entrés dans la ville. Quelqu'un nous a dirigé vers la poste ou nous avons été accueilli pour la nuit. C'était très bien organisé. Le lendemain, le postier nous a amené avec lui en train postal avec une douzaine d’autres personnes cachées sous les sacs de courrier. C'était assez dangereux, parce qu'il y avait un enfant de trois ans avec nous, et on lui a donné des somnifères. Puis on nous  a déposé à proximité de la frontière, en rase campagne et on nous a dit de sortir et de faire ce qu'on pouvait. Il restait une dizaine de kilomètres et nous étions déjà en zone interdite et il y avait des patrouilles. La nuit suivante, quelqu'un nous a indiqué la frontière. On voyait tout le temps des fusées éclairantes envoyées par les russes. Nous savions que nous y étions lorsque nous nous sommes tombés dans la boue d'une zone où il y avait des mines qui avaient été retirés pendant la révolution, parce que l'Autriche avait refusé tout commerce avec Autriche tant que la frontière était minée. C'était une sacrée chance.

Alors je suis allé directement à Cologne parce que pendant que j'étais à Budapest, j'avais entretenu une correspondance avec Herbert Heimert et Stockhausen, les directeurs du studio de musique électronique et ils avaient organisé une bourse pour moi. J'y suis arrivé 6 semaines après début Février 1957.

Là j'ai commencé par faire une analyse des "structures" de Pierre Boulez pour un article publié dans Die Reihe.

À l’époque il n'y avait que 5 ou 6 studios électroniques dans le monde. J'étais fasciné, je voulais savoir ce qu'était la musique électronique et je connaissais "le chant des adolescents" Puis à Cologne j'ai composé trois pièces : Glissandi, Artikulation et une troisième intitulée Atmosphères que je n'ai jamais fini. Aucune relation avec La pièce d'orchestre du même nom.

C'était quelque chose qui venait d'une idée de micropolyphonie dans la pièce d'orchestre, mais la pièce électronique n'était pas une œuvre cluster mais avait à voir avec les harmoniques et les combinaisons de tons. Je ne l'ai jamais finie parce qu’il s'est avéré que c'était trop complexe : il y avait 48 voix et on ne pouvait pas les mixer toutes sans avoir un terrible bruit de fond. Aujourd'hui, ce serait très simple avec les techniques numériques. Mais je n'en fais plus, c'est la vie.

En fait aujourd'hui je ne veux même plus en faire, mais uniquement pour des raisons personnelles. Il y a 5 ans, je suis tombé malade. Si je devais me remettre à la musique électronique, il me faudrait au moins trois ans pour apprendre la programmation et comment me dépatouiller avec les ordinateurs en général, parce que bien sûr je voudrai tout faire moi même, alors vous comprenez, j'ai décidé d'y renoncer. Mais même sans ordinateur, dans ma pensée musicale en général, je suis très influencé par cette idée de rétroaction entre l'imaginaire et la technologie, je me sens très proche de ce mode de pensée naturel pour celui qui travaille avec les ordinateurs.

J'ai été tout particulièrement passionné par cette idée d'un réseau micro polyphonique qui m'est venu du travail de studio, d'assembler les morceaux ; partie par partie, voie par voie. J'étais aussi très influencé par la musique plus ancienne, comme les polyphonies complexes de Ockeghem. Après tout j'ai été professeur de contrepoint. Mais c'est le travail de studio qui m'a apporté les méthodes. Par exemple, en  étudiant la psychoacoustique à l'époque, j'ai appris que si les sons étaient distants en temps de moins de 50 millisecondes, on ne peux plus les entendre comme des sons distincts. Cela m'a donné l'idée de créer des successions très serrées en musique instrumentale et j'ai fais ça dans le 2ème mouvement d'Apparition et d'Atmosphères. Mais l'idée d'une musique complètement statique comme dans le 1er mouvement d'Apparitions, est une chose que j'avais déjà à Budapest. Ce genre de pensée en cluster je pense venait probablement d'Area de Bartok bien plus que des viennois. Pour moi, cependant, c'était quelque chose d'assez nouveau.

p26 Note sur Artikulation : Bien sur je n'ai pas de lien avec quoi que ce soit d'illustatif ni avec la musique à programme, mais je ne me défend pas non plus de faire une musique qui suggère des associations. Au contraire, les sons et le contexte musical apportent continuellement à mon esprit des impressions de couleur, de consistance et de forme visible ou d'un goût particulier. À l’inverse, ces couleurs, formes, qualités matérielles et idées abstraites surgissent involontairement de mes conceptions musicales. Ce qui explique la présence d'autant de traits extra musicaux et de situations différentes dans mes compositions. Tenues sonnantes ou trames qui peuvent se succéder, s'interpénétrer ou s'effleurer les unes les autres - réseaux flottants qui se déchirent ou s'entremêlent, - mouillés, collants gélatineux fibreux secs cassants granuleux et matériaux compacts… Morceaux boucles échardes et traces en tout genre - des constructions imaginaires, labyrinthes inscriptions, textes, dialogues, insectes - états, événements, processus, fusions, transformations, catastrophes, désintégrations, disparitions, - tous cela sont des éléments de cette musique non puriste.

"Après tout, un son gélatineux est tout autre chose qu'une mélodie triste" La musique est à cet égard toute de dénotation et non de connotation. Les sons et les processus sonores parlent leur propre langue et n'ont aucunement besoin pour les rendre signifiant d'un quelconque métalangage ni d'une ordonnance supérieure ou d'un système, qu'il soit tonal ou sériel Ils sont eux-mêmes et tout en étant eux même ils sont également remplis de sens. (Ils sont le sens. ndt)

Dans ma prime jeunesse, j'ai rêvé une fois que je ne pouvais pas trouver le chemin de mon lit parce que toute la chambre était remplie par un filet très fin mais d'un tissage très complexe, comme ceux que sécrète les vers à soie qui s'entourent de soie comme des momies pour couvrir tout l'intérieur de la boite dans laquelle ils sont cultivés. A coté de moi, il y avait d'autres êtres et des objets suspendus sur ce vaste réseau : papillons de nuit, scarabées de toutes sortes, qui essayaient d'atteindre la lumière autour de quelques chandelles à la lumière à peine chancelante, et de gros coussins tachés par l'humidité dont la garniture moisie éclaboussait au travers des déchirures de la couverture. Chaque mouvement d'une de ces créatures perdues provoquait un tremblement de l'ensemble de la structure de façon que les coussins lourds bougent incessamment ici et là afin de produire un mouvement dans l'ensemble. De temps à autre, ces mouvements, agissant les uns sur les autres et réciproquement devenaient si puissants que le filet se déchirait en divers endroits et quelques scarabées furent fortuitement libérés, mais seulement pour se retrouver à nouveau pris dans le remous général de la natte dans un grésillement étouffant. Ces événements qui se produisant soudainement ça et là peu à peu altérèrent la structure du filet, qui devint de plus en plus entortillé : en plusieurs endroits apparurent de gros noeuds qui ne pouvaient plus jamais être défaits ; dans d'autres cavernes, quelques morceaux de la natte, qui étaient liées à l'origine, flottaient comme du duvet

Les transformations du système étaient irréversibles, une fois qu'un état avait été dépassé, il ne pouvait plus jamais se reproduire. Il y avait quelque chose d'indescriptiblement triste dans ce processus, dans le déterminisme désespéré d'un passé heureux à jamais révolu.

Citations diverses :

"Le concept de musique varie d'une culture à l'autre, si bien qu'on ne peut répondre à la question : "Qu'est-ce que la musique?" qu'un fonction du contexte."

"Musique et langue sont des modèles séparés, émanant de deux chaînes de traditions différentes"

"Quand on cherche à définir la musique comme un genre d'art acoustique, on se heurte aussi à des difficultés. Les ondes sonores, c'est à dire les variations périodiques ou apériodiques de pression de l'air, sont bien (le substrat de la) porteuses de musique, mais qualitativement, la musique se situe sur un autre plan que celui de l'acoustique pure. Prenons pour comparaison le saut de qualité existant entre image et pixel. Des points colorés, ou éléments d'image, apparaissent et disparaissent de l'écran de télévision comme des éclairs, pourtant, ils ne quittent jamais leur place. Les pixels rigides sont porteurs de l'image en mouvement, mais l'image à l'écran existe comme supra signal à un niveau supérieur de perception."

Composer c'est comme jouer avec les morceaux d'un casse-tête qui doit finalement tenir dans sa boite. On redispose sans cesse les pièces différemment, jusqu'à ce que soudain, de manière inexplicable, elles tiennent parfaitement dans la boite et que le couvercle se referme.

Certains pensent avoir réinventé totalement la musique à partir de zéro…Selon moi, la nouveauté consiste toujours en une nouvelle combinaison de choses qui existent déjà.

Il existe deux type de compositeurs : ceux qui refusent les influences, tel Stockhausen, et ceux qui ont l'honètetée de les accepter. Quant-à moi, j'ai toujours éprouvé une grande curiosité pour d'autres domaines comme les sciences naturelles et la géométrie, qui ont influencé ma musique. La complexité rythmique est restée au cœur de mes préoccupations. Depuis 10 ans, je m'intéresse intensément à Conlon Nancarrow (ce compositeur qui écrivait pour piano mécanique des pièces d'une telle complexité rythmique qu'elles sont injouables par n'importe quel u-instrumentiste), à la musique africaine et à la musique du XIVème siècle. J'ai connu les musiques africaines grâce qux travaux de Simha Arom. Je suis très curieux de la musique des autres grandes traditions polyphoniques, celles de la Nouvelle-Guinée, de la Mélanésie et de l’Indonésie. Ces musiques n'ont pas fait de moi un "compositeur folklorique" : ce sont des influences indirectes.

Je m'imagine la musique comme quelque chose de très loin dans l'espace, qui existe depuis toujours, et qui existera toujours, et dont nous n'entendons qu'un petit craquèlement.

Seul l'esprit créateur qui se renouvelle peut éviter et combattre ce qui est raide et figé, le nouvel Académisme. Ni le repos ni le retour en arrière ne sont possibles sans succomber à l'illusion d'un terrain ferme qui n'existe pas.

Je suis très attiré par certaines musiques ethniques et j'ai développé un grand intérêt pour des structures rythmiques qui sont très différentes de celles de l'avant garde européennes. Je me sens également éloigné d'une certaine conception "sociale" (au sens de musique de classe) de la musique moderne, qui trace des limites infranchissables entre la musique dite sérieuse et les musiques pop, rock, de variété, etc. Pour ma part, j'aime beaucoup le jazz et la musique légère latino-américaine des caraïbes et du Brésil.

En général, la musique nous donne l'illusion que le temps n'est pas du temps mais de l'espace. Chez moi, la musique est à la fois le processus et l'objet.

Vous pouvez dire qu'une théorie est vraie ou fausse dans le domaine scientifique ; mais en art, il n'y a que les critères du style.

Si je devais définir mon grand idéal artistique, je citerai Cézanne au dessus de tous les autres : parvenir à une "géométrie" à travers l'utilisations des couleurs, écrire une musique qui ne soit pas calculée, mais qui s'apparente au monde de la géométrie. Dans le 4ème mouvement de mon concerto pour piano, j'ai utilisé des formes qui présentent certaines analogies avec les structures fractales, mais sans faire de calculs. Je préfère travailler à la main : l'art ne doit pas être exact. Je m'inspire de données scientifiques, tirées de la géométrie ou des sciences naturelles, mais ce que je fais, c'est de l'art, ce n'est pas de la science.

Je refuse les classifications en général. Ce que je n'accepte pas, c'est l'utilisation de type post moderne des éléments anciens, comme on le voit dans l'architecture. Voilà ce que je refuse : une modernité devenue académique. En réalité, je me sens très éloigné de Shoenberg et de Berg, et très critique à leur égard : j'éprouve en particulier un certain mépris pour le chromatisme. Mais ce n'est pas pour retourner au XIXème siècle.

Je pense qu'il faut se libérer de tout conformisme, y compris celui de l'avant-garde. Je défends l'idée d'une liberté totale.

Il n'y a aucune raison de revenir à quelque chose qui a déjà été fait ; aussi suis-je également opposé au néo-expressionnisme par exemple. Je n'aime pas la musique de Philip Glass ni celle de John Adams. Avec les médias, tout devient de plus en plus commercial ; la vraie musique reste le privilège d'une élite intellectuelle. Elle l'a toujours été. Nous devons admettre que nous ne faisons pas de la culture de masse, même si Beethoven ou Dvorak en font partie dans une certaine mesure. Nous sommes à l'intérieur d'un tout petit cercle. La télévision : si elle laisse vivre la littérature et la peinture, en revanche tue la musique, qui y est utilisée comme bruit de fond. Le grand public comme les intellectuels sont constamment entraînés à entendre de la musique tonale; au concert, ils acceptent la musique du XIXe mais ils refusent celle de Schoenberg.

Pendant quinze ans, entre les années cinquante et la fin des années soixante, je me suis concentré sur l'élimination du rythme, j'ai travaillé sur le timbre et la forme. Aujourd’hui, même si j'ai gardé le goût d'une musique "statique", je me concentre sur les concepts de processus et d'objets, ainsi que sur l'espace illusoire, qui est chez moi une idée fixe. Si je m'intéresse à certaines musiques extra-européennes et pas à d'autres, c'est en raison de mon obsession d'une complexité polyphonique à partir d'éléments harmoniques et rythmiques.

Je ne travaille pas avec les catégories rythmiques de l'avant-garde, ou avec celle de Cage ou de Feldman, qui sont toujours apériodiques. J'utilise plutôt les rythmes périodiques sur des pulsations très rapides et asymétriques.

Je n'ai jamais voulu révolutionner les institutions ni les genres. Je cherche à faire une musique nouvelle dans les cadres existants. Mon intérêt se porte sur les contenus, non sur les formes.

Il y a des compositeurs pour qui le système est important, comme Stockhausen avec la forme-processus, ou Boulez avec un certain constructivisme, ou encore Cage avec l'utilisation du hasard. Dans ma musique l'unité et la cohérence demeurent cachées.

Le concert symphonique est devenu un musée. Alors qu'autrefois, les chefs étaient toujours présents à la tête de leurs orchestres ; aujourd'hui, grâce aux avions, ils se déplacent sans cesse d'un point à l'autre de la planète. Cela a corrompu la vie musicale : on se contente de reprendre un répertoire qui n'exige pas trop de répétitions, que ce soit pour les concerts ou pour les enregistrements de disques.

Roland Cahen 1996