INTRODUCTION
A LA MUSIQUE CONCRéTE
Par Pierre
Schaeffer
(Journal de la
musique concrte, extrait de La Revue Musicale n¡triple 303 304 305- Ed Richard
Masse "DE LA MUSIQUE CONCRéTE Ë LA MUSIQUE MME")
Pour ÇtrouverÈ Pierre Schaeffer,
la musique concrte a dž mettre ˆ profit une pŽriode incertaine de sa carrire
Entre 1944 et 1947, en succession rapide, il a dirigŽ la Radiodiffusion de la
Nation Franaise sous les ordres de Jean Guignebert, provisoire dŽlŽguŽ ˆ
l'information, fait un voyage aux U.S.A. et un passage Žclair-quinze jours-ˆ la
Direction des Services Artistiques de la TŽlŽvision. En 1947, il est chargŽ
d'Žtudes au Service du Plan et, de 1948 ˆ 1950, dŽlŽguŽ du Maroc et de la
Tunisie dans les confŽrences internationales sur les longueurs d'ondes. Un
roman, Le Gardien du Volcan, publiŽ bien des annŽes plus tard, s'inspire de ces
cŽrŽmonies inquiŽtantes et futiles.
Entre deux confŽrences, il
continue ˆ se prŽoccuper d'art radiophonique et de dŽcor sonore. C'est avec le
vague projet d'une symphonie de bruits que commence l'aventure dont on va lire
le journal de bord.
J'Žcris ces lignes ˆ l'orŽe du
demi-sicle. Trop de choses sont arrivŽes ces derniers temps pour que nous
soyons trop affirmatifs. Qui nous dit que durant ces cinquante annŽes une
nouvelle musique ne se soit pas mise ˆ s'inventer ? Nous n'en sommes pas encore
tellement sžrs. Nous l'avons appelŽe musique concrte. C'est peut-tre dŽjˆ
trop. Que celui qui aime les exposŽs systŽmatiques, les professions de foi et
l'intempŽrance dogmatique s'arrte ici, il serait dŽus, mais que celui qui
cherche le tŽmoignage d'une recherche, l'Žtonnement d'une curiositŽ,
l'inquiŽtude d'un rŽsultat, veuille bien poursuivre. Nous le convions ˆ
partager le journal de bord d'une croisire solitaire. Solitaire, s'il s'agit
de cette musique que nous avons appelŽe concrte, pour que co•ncident
Žtymologie et embryologie. Bien peu solitaire, en rŽalitŽ s'il s'agit d'une
attitude, d'une dŽmarche de l'esprit et d'un parti devant l'ŽvŽnement. Ce qui
nous arrive ˆ propos de la musique concrte est une aventure courante en ce
demi-sicle de clartŽ, en ce sicle de demi clartŽ, o la moitiŽ du puzzle est
encore tout emmlŽe dans sa bo”te ˆ surprises. Cependant, devenons assez
clairvoyants pour n'tre plus surpris si le hasard fait bien les choses, si
nous avons davantage ˆ pourvoir qu'ˆ vouloir, si la puissance nous est donnŽe
avec l'obŽissance, et la partition aprs le dŽchiffrage.
1948_ Tous nos
points de dŽparts sont futiles.
Si je cherche ce qui m'a amenŽ ˆ
reprendre une saison de radiophonie ˆ l'ŽtŽ 1948, je ne m'en souviendrai plus.
Il Žtait question d'une symphonie de bruits. Il y avait eu une symphonie de
psaumes. Je fus sans doute travaillŽ par cette Žmulation.
JANVIER
Depuis un an, je ne fais
qu'Žcrire. j'ai envie de changer. On Žcrit toujours pour dire quelque chose.
Brusquement, on s'aperoit qu'il faudrait Žcrire pour ne plus rien dire. Je
suis bien obligŽ si j'Žcris d'tre moral ou immoral, comique ou tragique,
symbolique ou naturaliste. C'est alors que me prend la nostalgie de la musique,
dont Roger Ducasse dit : "qu'il l'aime parce qu'elle ne veut rien
dire".
FEVRIER
Changer d'endroit me fait
oublier tout ce qui m'encombre. Sans souvenirs, ni soucis, ni phrases, je me
sens habitŽ de remuements profonds. Des idŽes cherchent d'autres issues que les
mots. Ta la la la boum. Sifflements. La neige. BouffŽes d'une parfaite
plŽnitude sonore. Aucune volontŽ de conclusion. Sur le plateau que dŽvaste la
bise, tout en haut du remonte-pente, les crochets de fer tournent autour de la
roue aprs avoir raclŽ la neige gelŽe. Le tourniquet de cette mŽcanique offense
le cristal du gel. Ce sont pourtant des choses qui s'accordent. Nous sommes
plongŽs dans un univers hŽtŽroclite qui nous travaille jusqu'ˆ l'Žtouffement, l'explosion.
Les hommes d'aujourd'hui reviennent ˆ la nature ˆ coup de remonte-pente, d'auto
chenille, d'attaches kandahar, d'alliages ultra lŽgers. Ainsi parfaitement
ŽquipŽs, chaussŽs de chrome, gantŽs d'amiante, vtus de nylon, ils gožtent ˆ
l'air immaculŽ des montagnes. Ils sont saisis entre deux feux qui les bržlent
et les glacent ˆ la fois, qui les rendent ˆ leur cÏur et les en arrachent. Il
leur faut chercher ˆ exprimer cela.
MARS
De retour ˆ Paris, j'ai commencŽ
ˆ collectionner les objets (1) . Je vais ˆ la Radio franaise au Service du
bruitage. J'y trouve des claquettes, des noix de coco, des klaxons, des pompes
ˆ bicyclettes. Je songe ˆ une gamme de pompes. Il y a des gongs. IL y a des
appeaux. Je ris de dŽcouvrir des appeaux ˆ la Radiodiffusion franaise qui
aprs tout est une administration. Je songe au bordereau n¡ 237D dans lequel le
prŽposŽ au bruitage s'est justifiŽ de son achat. Le contr™leur financier n'a
pas dž le prendre pour quelqu'un de sŽrieux. Quand on pense qu'ils achtent des
appeaux avec les crŽdits du budget ! L'appeau me redonne du courage. J'emporte
aussi des timbres, un jeu de cloches, un rŽveil, deux crŽcelles, deux
tourniquets ˆ musique, avec leur coloriage pour enfants. Le fonctionnaire prŽposŽ
me fait quelques difficultŽs. On vient d'habitude le trouver pour un accessoire
prŽcis, pour un bruitage, qui se rapporte ˆ un texte. Moi, je veux tout. Je
convoite. Je suppute. Je fais l'impasse.
Ë vrai dire et sans doute par
superstition, je pense qu'aucun de ces objets ne me servira. Ils sont
compromis. Peut tre l'appeau ? Cependant aprs quelques dŽmlŽs avec
l'administration et non sans avoir signŽ plusieurs dŽcharges, je les emporte.
Je les emporte avec la joie d'un
enfant qui sortirait du grenier, les bras remplis de bricoles inutiles et
compromettantes, sous l'Ïil goguenard du prŽposŽ. Ds le dŽpart, j'ai mauvaise
conscience.
Je ne saurais assez insister sur
cette compromission qui vous amne ˆ vous saisir de trois douzaines d'objets
pour faire du bruit sans la moindre justification dramatique, sans la moindre
idŽe prŽconue, sans le moindre espoir. Bien plus, avec le secret dŽpit de
faire ce qu'il ne faut pas faire, de perdre son temps, ceci dans une Žpoque
sŽrieuse o le temps mme nous est mesurŽ.
Tel est l'Žtat d'esprit du
musicien concret aprs son premier rapt d'objets (concrets ?).
1er AVRIL
On comprendra mieux le malaise
du musicien concret si l'on met en regard ses intentions. Voici, par exemple,
ce qui figure dans ses notes:
Ç Sur une pŽdale rythmique,
parfois interrompue par un ralenti logarithmique, superposition de bruits
circulaires. Cadence de bruits purs ( ? ). Puis, fugue de bruits diffŽrentiels.
Terminer sur une sŽrie de battements o alterneront le l‰che et le serrŽ. Le
tout ˆ traiter comme un andante. Ne pas avoir peur de la longueur, ni de la
lenteur.
3 AVRIL
Les objets sont maintenant
rangŽs dans un placard. Il n'a pas ŽtŽ facile de trouver un placard fermant ˆ
clŽ au Studio d'Essai. C'Žtait pourtant indispensable aprs toutes les
dŽcharges que j'ai signes. Je songe qu'il me faut un mŽtronome. Celui qu'on
m'envoie ne bat pas rŽgulirement, les suivants non plus. C'est incroyable ce
qu'un mŽtronome peut manquer de sens du rythme !
4 AVRIL
Brusque illumination. Joindre un
ŽlŽment de son au bruit. Soit associer ˆ l'ŽlŽment de percussion l'ŽlŽment
mŽlodique. D'o l'idŽe de bois taillŽs de diffŽrentes longueurs, de tubes plus
ou moins accordŽs. Premiers essais.
5 AVRIL
Mes bouts de bois sont
dŽrisoires. Il me faudrait un atelier. C'est dŽjˆ toute une histoire de les
tailler de diverses longueurs dans diverses matires. Il faut ensuite les
disposer pour qu'on en puisse jouer commodŽment. Je me retrouve devant le
problme du piano. Je dŽsigne sous le nom de piano ˆ bruits l'amoncellement de
matŽriaux qui commence ˆ encombrer le studio. Les habituŽs du Studio d'Essai,
que mes excentricitŽs n'Žtonnent plus, me jugent encombrant cette fois-ci. Je
convoite depuis huit jours l'Žtabli de l'atelier. Je rŽclame son dŽmŽnagement.
Il est costaud et ne vibre pas. On peut y clouer toutes sortes de supports. J'y
dispose mes clochettes et une rangŽe de trompes.
Je n'ai toujours pas confiance
dans ces prŽparatifs.
7 AVRIL
Deuxime illumination. Tous ces
morceaux de bois malhabiles m'adressent un muet reproche. ils ne sont rien
d'autre que des rŽsonateurs accordŽs sur des demi-longueurs d'onde, puisque'Ils
sont coincŽs ˆ un "nÏud" et vibrent selon un "ventre" ˆ
leur extrŽmitŽ libre. Premire leon de cours d'acoustique et de thŽorie de la
musique. Solfge ŽlŽmentaire. Le Conservatoire et la FacultŽ se rient de moi.
La Musique m'environne comme une citadelle infranchissable. Je n'ai que de
mauvaises notes. Poussons l'expŽrience jusqu'au bout. Il me faut les
accessoires d'un orgue et non pas un piano ˆ bruits. Je me prŽcipite chez
CavaillŽ-Coll et Pleyel. Je dŽcouvre des accessoires d'orgues dŽmolies par les
bombardements. Je reviens avec un camion plein de " trente-deux pieds
", d'anches battantes. Mon originalitŽ consistera ˆ n'en pas jouer comme
les organistes mais ˆ taper dessus ˆ coups de maillets, ˆ les dŽsaccorder peut
tre. La guerre s'en Žtait dŽjˆ chargŽe.
12 AVRIL
J'ai besoin d'une quantitŽ
d'aides pour des essais de plus en plus laborieux. L'un d'eux souffle dans les
deux plus grands tuyaux agrŽablement voisins d'un Ç petit ton È. Nous rions
beaucoup de cette expression, petit ton ou grand demi-ton au choix. Le second
aide, armŽ de deux maillets, couvre pŽniblement une octave de gisants
xylophoniques. Un troisime est prŽposŽ aux clochettes. Je compose ˆ tout
hasard une partition de quelques mesures. On rŽpte, on se trompe, on
recommence, on enregistre. Le rŽsultat est navrant.
Tandis que le son produit par le
gros tuyau de bois carrŽ est curieux, !a variŽ (suivant qu'on le frappe ˆ
diffŽrents endroits, sur diffŽrents supports), le rŽsultat de la partition est
d'une pauvretŽ dŽrisoire. J'ai maintenant l'impression de rŽtrograder. Je
supporte mal la dŽfŽrence dont je suis entourŽ. Qu'esprent-ils de moi et de
ces essais alors que je suis si intimement persuadŽ d'tre engagŽ dans une
impasse ?
15 AVRIL
Parmi tous ces essais, je ne
retiens que deux ou trois curiositŽs : une lame vibrante dont on approche un
objet quelconque. Il se produit alors un frappement Cela fait un bruit de gupe
ŽcrasŽe si c'est une lame accordŽe sur un son aigu ou si c'est une cloche. Il
existe toute une gamme de ces bruit.
Inversement, je cherche ˆ faire
construire une lame vibrant ˆ une frŽquence donnŽe gr‰ce ˆ un Žlectro-aimant
qu'on pourrait approcher de divers rŽsonateurs. On superposerait ainsi ˆ une
fondamentale un bruit annexe, puis le timbre du rŽsonateur. DŽs que j'entre
dans cette expŽrimentation les rŽsultats sont d'une grande monotonie
De plus, tous ces bruits sont
identifiables. Sit™t entendus, on pense verre, cloche, gong, fer, bois, etc...
Je tourne le dos ˆ la musique.
18 AVRIL
A la radio plus qu'ailleurs, on
ne peut tre en deux endroits ˆ la fois. Je me suis rŽfugiŽ dans la salle des
machines. Une vitre la sŽpare du studio. Je suis parmi les tourne-disques, le
mŽlangeur, les potentiomtres Je m'y sens vaguement rassurŽ J'agis maintenant
par personnes interposŽes. Je ne tripote plus moi-mme les objets sonores.
J'Žcoute leur effet au micro. C'est la politique de l'autruche. Je sais bien
que le micro ne donne que le son brut avec quelques effets secondaires. Je sais
bien que le micro n'as pas de pouvoir crŽateur. Ce sentiment de sŽcuritŽ que
j'Žprouve dans la salle des machines me donne la force de continuer encore
quelques jours ces expŽriences dont je n'espre plus rien.
19 AVRIL
En faisant frapper sur une de
mes cloches, j'ai pris le son aprs l'attaque. PrivŽe de sa percussion, la
cloche devient un son de hautbois. La situation Žvolue. Il s'est produit une
fissure dans le dispositif ennemi. Le moral change de camp.
21 AVRIL
Si j'ampute les sons de leur
attaque, j'obtiens un son diffŽrent, mais si je compense la chute d'intensitŽ
au potentiomtre, j'obtiens un son filŽ dont je dŽplace le maximum ˆ volontŽ.
J'enregistre ainsi une sŽrie de notes fabriquŽes de cette faon, chacune sur un
disque. En disposant ces disques sur des pick-up, je puis, gr‰ce au jeu des
potentiomtres, jouer de ces notes comme je l'entends, successivement ou
simultanŽment. Bien entendu, la technique instrumentale de cet ensemble est
lourde, peu apte ˆ aucune virtuositŽ; mais il y a instrument.
Il y a instrument. l'ai toujours
eu peu de curiositŽ pour les instruments nouveaux d'ordre Žlectro-acoustique,
ondes ou ondiolines, tout en apprŽciant leur ingŽniositŽ et leur efficacitŽ
dans certains cas... Mon pre est violoniste, ma mre chanteuse; On peut donc
penser que j'ai de l'aversion pour toute musique directement Žlectrique, d'o
ma dŽmarche diffŽrente, mon bazar en bois et en fer blanc, mes trompes ˆ vŽlos.
Il y a parti pris au dŽpart, et sans doute atavisme. Je ne cherche pas ˆ
imiter, mais ˆ fabriquer.
22 AVRIL
La premire joie passŽe, je me
mets ˆ rŽflŽchir. Le moral reste bon. Mais je suis bien en peine avec mes
tourne disques, ˆ raison d'une note par tourne disque. Dans une anticipation
cinŽmatographique, ˆ la faon de Hollywood, je me vois entourŽ de douze
douzaine de tourne-disques, chacun ˆ une note. Ce serait enfin l'instrument de
musique le plus gŽnŽral, comme diraient les mathŽmaticiens.
Je souris de ce rve. Je m'en
afflige mme. Il me donne pourtant ˆ rŽflŽchir. Je suis lˆ avec mes quatre
notes, et mes touches graduŽes en dŽcibels. Je suis forcŽ de me reconna”tre
possesseur d'une solution, je n'en ai pas vu tout de suite l'importance.
23 AVRIL
Cette fois, c'est dans
l'abstrait que je pars: soit un orgue dont les touches correspondraient chacune
ˆ un tourne-disque dont on garnirait ˆ volontŽ le plateau de disques
appropriŽs, soit un clavier qui mettrait en action les pick-up simultanŽment ou
successivement, gr‰ce ˆ un mŽlangeur ˆ n directions: on obtient thŽoriquement
un instrument gigogne capable non seulement de remplacer tous les instruments
existants, mais tout instrument concevable, musical ou non, dont les notes
correspondent ou non ˆ des hauteurs donnŽes dans la tessiture. Cet instrument
imaginaire qui ressemble plus ˆ une proposition de la gŽomŽtrie pure qu'ˆ un
violon m'excite intellectuellement. Je n'ai pas tellement le gožt des solutions
thŽoriques, mais je n'ignore pas combien de telles structures intellectuelles,
quand elles ont des correspondances dans le champ des possibles, peuvent tre
utiles. Ce sont des Žchafaudages que nous pouvons alors jeter sur le rŽel. Tout
cela me vient de ma culture scientifique que j'ai tellement maudite autrefois
pour le temps perdu, le manque d'intŽrt humain. Comme je me trompais ! Me
voici exactement au centre de la roue, au moyeu d'o partent les rayons de la
connaissance. Vers l'Art ou la Technique, vers le concevable ou l'utilisable,
vers l'expŽrimentŽ ou le devinŽ. Tout cela pour l'archŽtype d'un piano
imaginaire, du piano le plus gŽnŽral, un instrument pour encyclopŽdistes. Ce
sicle n'est il pas celui d'une nouvelle encyclopŽdie ?
FIN AVRIL
le passe ces jours dans une demi
crŽdulitŽ. Je ne puis douter qu'il n'y ait eu invention. Des amis me pressent
de prendre un brevet. Un brevet de quoi ? Peut-on breveter une idŽe (1) ? Il
faudrait savoir si ces procŽdŽs aboutissent ˆ des applications. Pourtant je
commence ˆ apprendre la patience. J'expŽrimente sans me lasser. Il est
surprenant de constater combien le mme procŽdŽ, qu'on se met ˆ appliquer ˆ
ceci ou ˆ cela encore et encore, fait faire le tour des possibilitŽs, illustre
le principe dont on part.
Je reviens sur ce qui s'est
passŽ.
La mauvaise conscience que j'avais
quand j'emportais tout mon bric-ˆ-brac de bruitages venait de ce que je
marchais contre l'Žvidence, et que je m'enttais. Je cŽdais quand mme ˆ une
sorte de dŽmon de l'absurde. Maintenant que l'ange logicien me possde et me
confirme dans un domaine qui m'appartient et me donne prise sans rel‰che dans
un domaine sonore que je dŽcouvre et dans lequel j'avance comme dans une
brousse Žpineuse, je suis bien obligŽ de me rendre justice. C'est le mme
enttement qui a jouŽ.
J'aurais pu en rester ˆ mes quatre
notes. J'aurais ŽtŽ en possession des mmes ŽlŽments, mais je ne m'en serais
pas emparŽ.
O rŽside alors l'invention ?
Quand s'est-elle produite ? Je rŽponds sans hŽsiter: Quand j'ai touchŽ au son
des cloches. SŽparer le son de son attaque constituait l'acte gŽnŽrateur.
Ensuite tout pouvait en dŽcouler (2). Encore fallait-il poursuivre. Il fallait
oser gŽnŽraliser.
Naturellement je n'ai aucun
souvenir particulier de l'instant o cette prise de son a ŽtŽ rŽalisŽe. Elle
est d'abord passŽe inaperue. C'est peu ˆ peu que l'attention se fixe sur un
dŽtail dont l'importance se rŽvle progressivement comme le clichŽ dans la
chambre noire, que trop de lumire pourrait voiler.
En rŽcapitulant la gense de ce
petit ŽvŽnement j'Žnumre:
1¡ Une insistance dŽmesurŽe ˆ
espŽrer quelque chose contre toute logique. La nausŽe du studio m'a fait passer
dans la salle des tourne-disques, d'o fortuitement une expŽrimentation
heureuse.
2¡ ConsidŽrer ce qui vient
d'arriver. Avoir l'audace de gŽnŽraliser. Il ne reste plus qu'ˆ dire: mais
c'Žtait Žvident.
3¡ PersŽvŽrer dans
l'expŽrimentation. Croire encore et toujours dans l'expŽrience et prŽfŽrer le
rŽsultat des applications aux cogitations esthŽtiques.
(l) Effectivement, on peut
breveter une idŽe, c'est-ˆ-dire une manire originale d'exploiter des procŽdŽs
connus. Plus tard, un certain nombre des procŽdŽs de base de la musique
concrte ont ŽtŽ brevetŽs de cette faon.
(2) Comme on le verra par la
suite, toute la musique concrte Žtait contenue en germe dans cette action
proprement crŽatrice sur la matire sonore. On ne saurait trop insister sur ce
point de dŽpart dont les consŽquences n'apparaissent bien qu'aprs une mise en
Ïuvre beaucoup plus dŽveloppŽe.
Un bonheur n'arrive jamais seul.
Aprs la trouvaille des cloches, il s'en produisit une seconde, une troisime.
En veut-on un exemple: tout le petit monde des studios s'est fait passer du son
ˆ l'envers. On en tire parfois des effets. Mais, ˆ ma connaissance, personne
n'a jamais gŽnŽralisŽ. Pourtant le son ˆ l'envers double dŽjˆ, ou presque, le
nombre des instruments connus. L'ensemble des musiciens ne s'en soucie pas, or
depuis vingt ans au moins ce trŽsor est ˆ leur disposition.
Si vous faites passer des
accords de piano ˆ l'envers, vous avez naturellement un effet tout diffŽrent.
ComplŽtez cet effet par d'autres appropriŽs, vous entendrez une sorte d'orgue
ou des volŽes de cloches ou mme des timbres vocaux. Mais ceci n'est plus
notable sur une partition. L'instrumentiste n'est plus prix du Conservatoire
mais ingŽnieur du son.
II
PAQUES
Deux jours ˆ la campagne
suffisent pour tout changer. TombŽ mon enthousiasme pour le piano le plus
gŽnŽral qui soit. J'ai passŽ deux mois ˆ expŽrimenter alors que j'Žtais parti
dans le dessein de composer. Je n'ai encore reconnu qu'un outil.
On consent ˆ me prter les
studios dans l'espoir que je finirai bien par sortir une matire diffusable. La
Radio franaise est obligŽe de justifier ses crŽdits. Les producteurs aussi. Il
me faut bien admettre que le chercheur doit soigneusement se dissimuler
derrire le producteur. Des piles de disques encombrent le studio. Sur ces
disques des "plages" inutilisables. Des balbutiements qui
n'intŽressent personne. Il me faut faire marche arrire.
Il y avait recours aux chemins
de fer dans mon projet initial. J'ai une prŽdilection marquŽe pour la poŽsie
ferroviaire. Je n'ignore pas qu'on est sžr de son effet ˆ tout coup. Et, si je
vais ˆ la qute de bruits de chemins de fer, je serai enfin utile ˆ la Radio
franaise qui utilise toujours le mme disque n¡ 2225 bien connu des metteurs
en onde.
Je pars donc pour la gare des
Batignolles accompagnŽ d'une voiture de son, avec le secret dŽsir d'organiser
un concert de locomotives.
J'en dŽcouvre six au dŽp™t. Je
circonviens les chauffeurs, en leur demandant de se rŽpondre l'un l'autre. Je
constate avec ravissement que ces locomotives ont des voix personnelles. L'une
est enrouŽe, l'autre stridente. l'une a l'organe grave, l'autre aigu. La gare
des Batignolles Žmet peu ˆ peu un dialogue sifflant. J'enregistre avec amour. L'organisation
de ce petit concert est dŽlicate et m'absorbe tellement que je n'ai pas la
moindre opinion sur le rŽsultat, sinon que c'est trs difficile ˆ obtenir et
que a doit tre sensationnel Quelle ne sera pas ma dŽception au retour en
rŽŽcoutant cette conversation essoufflŽe, indigente et sans rythme !
Je rve du bruit de la machine
qui patine en c™te et dont le haltement prŽcipitŽ se rŽpercute aux Žchos. Ce
bruit qui vous rŽveille la nuit dans 1e train est infaisable aux Batignolles.
Je dois me contenter du haltement reposŽ de la machine solo qu'on nous prte
aimablement, lorsque enfin, ayant ŽpuisŽ la liste des demandes inconsidŽrŽes,
je me contente de ce qu'on me donne. On verra plus loin que dans certains cas,
se contenter de ce qu'on vous donne est la voie du progrs.
5 AVRIL
Je suis de nouveau dans
d'inextricables difficultŽs. J'ai bravement composŽ une partition. Huit mesures
de dŽmarrage. Accelerando. ConfiŽ ˆ une locomotive solo ! Puis tutti de wagons.
Rythmes. Il y en a de trs beaux. J'ai isolŽ un certain nombre de leitmotive
qu'il faudrait monter en encha”nement, en contre-point. Puis ralenti et arrt.
Cadence. Da capo, et reprise en plus violent des ŽlŽments prŽcŽdents.
Crescendo. Effet de croisement avec cette inflexion des mobiles qui se croisent
et dont le son baisse d'un ton d'une seconde augmentŽe, d'une tierce, parfois.
J'ai bien compris qu'il ne s'agit pas de se laisser mener par ces disques, ni
de les laisser aller ˆ un scŽnario dramatique.
D'une part, ds qu'un disque est
posŽ sur le plateau, une force magique m'encha”ne, m'oblige ˆ l'Žcouter si
monotone qu'il soit. Est ce qu'on se laisse prendre parce qu'on est dans le
coup ? Je n'ignore pas combien ces disques bruts sont lassants et impassables ˆ
l'antenne tels quels. Mais je sais qu'ils sont extraordinaires ˆ Žcouter, dans
un Žtat d'esprit spŽcial, et je sais aussi que je les prŽfre ˆ l'Žtat brut
plut™t qu'ˆ l'Žtat de vague composition (dŽcomposition) o j'ai fini par isoler
pŽniblement huit pseudo-mesures d'un pseudo-rythme.
Je baisse le pick-up sur le
dŽpart de tel groupe rythmique. Je le relve juste ˆ la fin, j'encha”ne avec un
autre et ainsi de suite. L'imagination a tant de force lorsqu'on isole par la
pensŽe tel ŽlŽment sonore et que l'on s'efforce de rŽaliser cette prise de
matire par le moyen du pick-up que sur le moment on s'emballe. En rŽalitŽ,
lorsqu'on rŽŽcoute ˆ froid le composŽ obtenu aprs de longues heures de
patience, on ne trouve plus qu'une grossire fragmentation de groupes
rythmiques rebelles ˆ toute mesure. Vous croyez vous rappeler que le train bat
un trois-quatre, un six-huit. Le train bat sa mesure ˆ lui, parfaitement
dŽfinie, mais parfaitement irrationnelle. Le train le plus monotone varie sans
cesse, ne joue jamais en mesure. Il se transforme en une suite d'isotopes
singulirement jumeaux. C'est alors pour une oreille exercŽe que serait le
plaisir musical.
Ce plaisir consisterait, non pas
ˆ faire jouer le train en mesure, aux mesures de nos solfges ŽlŽmentaires,
pour une satisfaction somme toute assez vulgaire, mais ˆ apprendre ˆ Žcouter, ˆ
aimer ce Czerny d'un nouveau genre, et sans le secours d'aucune mŽlodie,
d'aucune harmonie, de gožter dans une monotonie des plus mŽcaniques, le jeu de
quelques atomes de libertŽ, les improvisations imperceptibles du hasard.
Diabolus in mecanica.
7 AVRIL
Je passe deux sŽances sur le
bruit des tampons. J'en ai de trs bons. Je les essaie en Žcho, gr‰ce au double
plateau. J'essaie une aorte de canon. Ils se rŽpondent pianissimo, puis
sforzando. C'est toujours passionnant sur le moment. Refroidie, la matire
para”t violentŽe. Le bruit des tampons est infiniment poŽtique, il semble
incomposable. S'il en est ainsi, il n'y a aucun espoir et mes recherches sont
absurdes.
10 AVRIL
Ma composition ferroviaire
hŽsite entre deux partis: des sŽquences dramatiques et des sŽquences musicales.
Pour les sŽquences dramatiques,
on est forcŽ d'imaginer quelque chose. On assiste forcŽ ˆ des ŽvŽnements.
DŽpart, arrt, etc... avec diverses nuances de curiositŽ et une vague
identification ˆ la locomotive, au train, ˆ la voie dŽserte ou traversŽe,
bruyante ou silencieuse tout ˆ coup. La machine souffle, s'arrte, se dŽtend:
anthropomorphisme. Tout cela est le contraire de la musique.
Par contre, j'ai rŽussi une
sŽquence musicale o le mme rythme isolŽ, alterne avec lui-mme, dans une
couleur sonore diffŽrente. Sombre, clair, sombre, clair. Le rythme peut trs
bien rester longtemps inchangŽ. Il fournit une sorte d'identitŽ et sa
rŽpŽtition fait oublier qu'il s'agit d'un train.
J'Žtais parti sur une mauvaise
piste. A la place d'effets musicaux, j'obtenais des effets dramatiques. Tandis
que si j'extrais un ŽlŽment sonore, et si je le rŽpte, sans me soucier de sa
contexture, en faisant varier sa matire, je le fais passer de l'univers de la
signification ˆ celui de la forme.
Je rŽalise qu'en Žcrivant une
partition pour chemin de fer, je tournais le dos ˆ mon but.
On n'impose pas une forme aux
matŽriaux sonores mais on utilise la leur. Aussi longtemps qu'il y a suite de
matŽriaux sonores naturels, il y a littŽrature et non musique.
La musique commence lˆ o
s'exercent ces deux dŽmarches:
Distinguer un ŽlŽment
(l'entendre en soi, pour sa texture, sa matire,
sa couleur).
Le rŽpŽter. RŽpŽter deux fois la
mme chose, il y a musique.
15 AVRIL
Le problme du train est trs
diffŽrent de celui des cloches. L'opŽration pratiquŽe sur les cloches les
arrachait ˆ leur identitŽ de cloches. La cloche qui est dŽjˆ un ŽlŽment
musical, le devenait davantage. Elle devenait mŽconnaissable. J'avais obtenu un
ŽlŽment musical pur, composable et constituant un matŽriau original. Avec les
trains, j'Žtais ˆ l'opposŽ, par dŽfinition, d'un ŽlŽment musical. Je tournais
en rond dans le dramatique. La seule issue Žtait d'en extraire aussi de la
matire sonore. Ainsi brusquement, les deux problmes prŽsentent une solution
commune, d'autant plus remarquable que l'ŽlŽment sonore "cloche" se
prŽsente comme un son pur et que l'ŽlŽment sonore "train" se prŽsente
comme un bruit complexe, de constitution mŽlodique mal dŽfinie, mieux dŽfinie
rythmiquement (encore que ce soit un "complexe" mal rŽductible ˆ des
ŽlŽments chiffrables). Mme si l'on chiffrait en doubles croches les artes du
rythme, on ne parviendrait pas ˆ tout noter, les encha”nŽs, les
inflexions du bruit de fond, etc... Toutefois, si l'on traite l'ŽlŽment sonore
initial comme une donnŽe, en le composant avec des variŽtŽs de lui-mme, on
pŽntre dans l'univers musical. Ainsi l'architecture ne se soucie pas de la
composition des matŽriaux dans leur dŽtail mais de leur incorporation dans un
ensemble. Si j'assemble des pierres, je n'attacherai pas d'importance ˆ leurs
stries et ˆ leurs veines, mais aux volumes et aux alignements. Ainsi le rythme
intŽrieur d'un ŽlŽment "train" qui, du point de vue du solfge, est
de toute importance, perd cette importance dans le parti de composition avec du
matŽriau sonore. Du coup, ce parti, dans mon esprit, porte le nom de Musique
Concrte, pour bien marquer la dŽpendance o nous nous trouvons, non plus ˆ
l'Žgard des abstractions sonores, mais bien des sons concrets, pris comme des
objets entiers, irrŽductibles ˆ telle ou telle composante du solfge.
25 AVRIL
Un mois passŽ sur cette "
Etude aux chemins de fer ",. Le rŽsultat est monstrueux dans la mesure o
les deux mŽthodes sont juxtaposŽes. A cause de leur effet "grand
public" je n'ai pas osŽ me sŽparer des sŽquences dramatiques, mais
j'espre secrtement qu'un public se formera pour prŽfŽrer les sŽquences plus
ingrates o l'on oublie le train pour ne plus entendre que des encha”nements de
couleur sonore, des descentes de temps, une sorte de vie secrte des
percussions.
J'ai obtenu, autre trouvaille,
en faisant tourner ˆ 33 tours un disque enregistrŽ ˆ 78 tours, des passages
tout ˆ fait intŽressants. En passant le disque un peu plus de deux fois moins
vite, on descend le tout d'un, peu plus d'une octave et le temps ralentit
d'autant. Or l'opŽration quantitative s'accompagne d'un phŽnomne qualitatif.
L'ŽlŽment chemin de fer deux fois plus lent n'est plus du tout chemin de fer Il
devient fonderie et haut fourneau. Je dis fonderie pour me faire mieux
comprendre. Il y ressemble heureusement assez peu et se laisse percevoir comme
un groupe rythmique original, dont on ne se lasse pas d'admirer la profondeur,
le dŽtail, la sombre couleur. On aurait tort de considŽrer que les changements
quantitatifs ne mŽritent pas une expŽrimentation complte. Il se peut que
physiologiquement, psychologiquement et esthŽtiquement, ils bouleversent
entirement nos impressions.
Toute la musique concrte
s'oppose sur ce point ˆ la musique classique. Pour la musique classique, un do
est un do quelle que soit sa situation dans la tessiture. Pour la musique
concrte, un son est un son (qu'il soit pur ou complexe), et il est insŽparable
de sa situation dans le spectre sonore. Dans l'Žchelle des sons, tout est
qualitŽ, rien n'est plus superposable, divisible, transposable.
MAI
Le studio me prend ˆ un tel
point que j'ai cessŽ mes remarques au jour le jour sur le travail fait. Je suis
si loin de mon propos initial que j'ai renoncŽ compltement ˆ toute idŽe de
"symphonie" pour penser ˆ des Žtudes orientŽes chaque fois dans une
matire et selon un parti bien dŽfini. Contrairement aux dŽbuts de mes
recherches, je suis actuellement submergŽ par les matŽriaux. Pour l'information
de mon lecteur, il est nŽcessaire de comprendre que je n'ai donnŽ ici que
quelques exemples des "moyens" de transformation sonore dŽcouverts en
studio, gr‰ce au concours des engins Žlectro-acoustiques: enregistrement ˆ
vitesse variable, son ˆ l'envers, procŽdŽs de montage, etc., et encore pass-je
sous silence, par discrŽtion professionnelle, tel de ces procŽdŽs, en apparence
primitif, qui a constituŽ la cheville ouvrire de ces techniques
Le studio n'est plus rempli
d'objets hŽtŽroclites et inutilisables (sans compter les gros objets de la gare
des Batignolles). Tout est fait dans la salle des machines. Il suffit, par
exemple, d'une bo”te de conserve vide, dont on enregistre quelques rotations. Ë
partir de cet enregistrement, il est possible de travailler des heures, et il
n'est plus question de bo”te de conserve tant le son est transposŽ,
mŽconnaissable. Si j'avais le temps, je m'astreindrais ˆ composer une sŽrie
d'Žtudes, chacune ˆ partir d'un bruit initial. D'une bo”te d'allumettes peuvent
sortir mŽlodie, harmonie, batteries... Il existe une fŽconditŽ inŽpuisable dans
la matire sonore. Qu'on veuille bien songer aux gigantesques laboratoires o
des rŽservoirs d'Žnergie sont puisŽs au sein de particules infinitŽsimales de
matire active... J'ai l'impression d'avoir, moi aussi, cassŽ l'atome de
musique, et obtenu une fission dans l'univers des sons.
FIN JUIN
Une illustration Žclatante de ce
pouvoir me serait donnŽe si, par exemple, sortant du domaine des bruits, je
cherchais ˆ partir d'une matire musicale. Je puis essayer ˆ partir d'une
matire premire de rencontre comme le serait celle d'un orchestre en train de
s'accorder. Je trouve, salle Erard, un orchestre dirigŽ par Pierre Billard,
lequel est loin de se douter qu'il va se trouver ˆ quelques mois de lˆ entra”nŽ
lui-mme dans les mmes recherches. Complaisamment il me laisse faire, et je
repars avec quelques plages d'une virtuositŽ incohŽrente o domine cependant,
et pour cause, la tonalitŽ de la.
Mon attente est rŽcompense
au-delˆ de ce que j'espŽrais. Aprs un travail d'Žlaboration, il appara”t des
sources Žtonnantes de rythmes et de thmes, dans cet orchestre s'accordant.
Cette fois, c'est bien de la musique, si ce n'est qu'un compositeur aurait eu
du mal ˆ l'imaginer, ˆ la noter, et les exŽcutants encore bien davantage ˆ la
rŽaliser. Toutefois, l'encha”nement de ces ŽlŽments prŽsente de terribles
difficultŽs ; je n'arrive gure ˆ rŽunir que des ŽlŽments courts qui
s'encha”nent mal ( alors qu'ils appelleraient impŽrieusement le dŽveloppement
musical). Ces ŽlŽments posent comme des questions impŽrieuses, ils forment la
premire partie d'un dialogue - et l'on a envie de leur donner un
interlocuteur, ou encore ils forment comme un tutti - auquel le solo manque.
D'o l'idŽe de faire appel ˆ un instrument solo, jouissant cette fois de toutes
les facilitŽs instrumentales de la musique ordinaire.
15 MAI
Jean-Jacques Grunenwald accepte
de tenir le piano concertant. Avec la virtuositŽ qu'on lui conna”t, il rŽplique
aux thmes Ç concrets : par une musique que je qualifierais d'abstraite si elle
n'Žtait si spontanŽe. Elle est abstraite dans la mesure o, partant de son
esprit, elle passe dans ses doigts habiles et se rŽalise sur un clavier docile.
Tandis que la docilitŽ n'est pas le fait de nos tourne-disques qui envoient au
studio, ˆ Grunenwald, des sŽquences Žtranges. Parmi ces sons, il y a, hŽlas,
beaucoup de bruit de fond, car il faut dire que ces manipulations rŽpŽtŽes
finissent malgrŽ toutes nos prŽcautions par ab”mer ŽnormŽment la qualitŽ
sonore.
J.-J. Grunenwald, pressŽ par
tout ce qu'il a ˆ faire, m'abandonne, sit™t enregistrŽes, ses rŽponses. Je
l'envie de pouvoir partir si vite, de faire en si peu de temps de la si
agrŽable musique, tandis que quinze jours au moins vont nous tre nŽcessaires
pour rŽaliser des raccords, des encha”nements maladroits, une vague Ïuvre qui
se prŽsentera comme une suite de quelques mouvements. Mais, aucun compositeur,
aucun instrumentiste, aucun orchestre, ne pourront jamais obtenir tels ou tels
passages qui sont sur nos disques, ne devrait-on en garder que quelques
secondes.
20 MAI
L'Žtude pour piano et orchestre
est encore un compromis. Le dialogue entre les ŽlŽments concrets d'une part et
le piano de J.-J. Grunenwald d'autre part est encore un malentendu. Il y a trop
de disparate. Ce sont deux mondes qui ne sont pas faits pour s'accorder ainsi
sans prŽcautions. Cette Žtude n'a qu'une valeur dŽmonstrative.
25 MAI
Je n'abandonnerai pas le studio
avant d'avoir essayŽ d'aboutir. le rŽalise qu'il me faut m'aider de la facilitŽ
instrumentale des moyens classiques, aussi bien que de l'apport des matŽriaux
concrets. Je devrais me procurer des ŽlŽments "prŽfabriquŽs" quitte ˆ
les retravailler au tourne-disque. J'en reviens au piano que je sais tre une
gigogne de sons.
Il serait trop long de dŽcrire
les manipulations auxquelles a donnŽ lieu l'Etude pour piano. D'un piano
convenablement manipulŽ sont sortis tous les ŽlŽments composants : batterie,
mŽlodie, harmonie. Le rŽsultat, proprement musical, restait de caractre
entirement concret puisqu'un auditeur non prŽvenu ne pouvait discerner, dans
cette Ïuvre de huit minutes, ˆ aucun moment le piano comme source de sons. Non
pas que le piano en tant que tel soit prohibŽ, mais il se trouvait que les
manipulations le transformaient au point de le rendre mŽconnaissable.
Il ne faudrait pas confondre cet
usage du piano avec celui qu'en fait John Cage, dans ses Ïuvres de piano
prŽparŽ.
28 MAI
Maintenant que les pl‰tres sont
essuyŽs, un travail dŽfinitif peut-tre entrepris. Depuis quatre mois, les
matŽriaux sont si nombreux que leur seule exploitation pourrait demander autant
de temps. Plus de cinq cents disques constituent des pierres d'attente, un
minerai sur lequel il y a ˆ raffiner. C'est bien entendu ˆ ce moment qu'une
mission urgente m'appelle ˆ Washington. Force m'est d'abandonner, ˆ peine
entrevus, les fruits de ce long labeur. Ce qui existe n'est gure utilisable
pour aucun public.
Cela ne laisse pas de
m'inquiŽter. Que va penser l'administration de la Radio de ce g‰chis de
disques, de ce temps apparemment perdu de cette symphonie mme pas commencŽe ?
2 JUIN
Je ne me retiens pas, en cette
veille de dŽpart, de venir ˆ une dernire sŽance de studio. Je tente une
dernire chance pour en avoir le cÏur net avec les voix.
L'incorporation d'ŽlŽments
vocaux me tente depuis trs longtemps. Je n'ai pas d'acteurs sous la main,
encore moins de chanteurs (mais depuis des semaines nous nous passons
d'exŽcutants). Il y a toujours de vieux disques abandonnŽs qui tra”nent dans un
studio. J'en prends un au hasard. C'est Sacha Guitry, ma parole. "Sur tes
lvres", dit-il, etc..., mais l'enregistrement a ŽtŽ interrompu par la
toux de la script, ce qui explique que le disque a ŽtŽ mis au rebut. Je
m'empare de ce disque, je mets sur un autre plateau le bruit fort paisible
d'une brave pŽniche, puis sur deux autres plateaux ce qui me tombe sous la
main: un disque amŽricain d'accordŽon ou d'harmonica et un disque balinais.
Puis exercice de virtuositŽ aux quatre potentiomtres et aux huit clefs de
contact.
Il y a des gr‰ces d'Žtat.
L'Žtude n¡ 5 dite aux casseroles (car cette Žtude commence et finit par une
sŽquence de bo”te tournante) na”t en quelques minutes: le temps de
l'enregistrer.
Dans les quatre Žtudes
prŽcŽdentes, on peut remarquer combien le dŽveloppement laisse ˆ dŽsirer,
combien le crescendo est maladroit, les raccords malhabiles. Dans l'Žtude aux
casseroles, la pŽniche des canaux de France, l'harmonica amŽricain, les prtres
de Bali se mettent miraculeusement ˆ obŽir au dieu des tourne disques, ils
forment un ensemble savant, mŽnager de ses effets, et quand, en alternance,
intervient le lancinant " Sur tes lvres, Sur tes lvres, Sur tes
lvres" entrecoupŽ de toux, l'auditeur, toujours non averti, s'Žtonne ˆ
bon droit d'une aussi savante, aussi harmonieuse, aussi dŽfinitive composition.