Navigation
sonore et musique située
Quatre vues de l’espace musical
Une évolution possible du rapport entre la musique et l’espace
Article publié dans la revue Champs Culturels n° 19 Juin 2005
L’espace et le temps sont décrits par Aristote comme deux catégories
de la conscience. Toutefois la perception temporelle est aussi spatiale, car
le temps n’existerait que parce qu’il y aurait mouvement entre un
avant et un après. Cette tautologie historique présage du désarroi
du musicien dans sa relation à l’espace.
La musique est avant tout un art temporel. Il est important de le rappeler au
moment où les musiques atemporelles, au sens ou il ne s’y passe
pas grand chose, rencontrent une certaine popularité. Dans une scène
de rue, on se souvient plus facilement des images qu’on a vues, que de
la séquence des évènements qu’on vient de vivre et
du rythme auquel ils se sont succédé. La musique est donc souvent
confondue avec un objet arrêté ; il y a de la musique ou il n’y
en a pas, la musique de la chose, c’est-à-dire un objet, non pas
un objet musical au sens où l’entendait Pierre Schaeffer , mais
une musique objet. Parallèlement, des formes musicales minimalistes,
répétitives, mécaniques renforcent l’idée
que la musique est composée d’états statiques et non d’action.
La cause en est probablement à la culture de l’image, à
moins d’être l’expression d’un glissement plus profond.
L’espace-contexte
Dans les musiques traditionnelles, l’espace musical est avant tout celui
où la musique est jouée : la forêt ou le temple, la place
du village ou la salle de concert…La musique se déploie dans ces
lieux et le lieu répond à la musique par son acoustique, par l’environnement
sonore et visuel, par la situation musicale proposée aux auditeurs et
participants, par le rapport qu’ils établissent avec la musique.
L’espace contexte offre une expérience située de la musique.
L’espace modèle
La partition n’est pas exactement une représentation musicale dans
le sens où elle est préalable au son musical, si elle représente
quelque chose de la musique, c’est la musique en tant qu’abstraction,
celle que connaissent les musiciens qui lisent les partitions comme d’autres
lisent des livres. La partition diffère également du texte en
ce que son déroulement est temporellement contraint. Elle se présente
plutôt comme un terrain symbolique à parcourir dans un certain
sens et dans un certain temps selon les conventions musicales.
Iannis Xenakis , qui était architecte et compositeur, s’est particulièrement
intéressé à la transposition des formes visuelles en formes
musicales et visa versa. Le plan d’architecte était pour lui comme
une partition ; hors temps, et sa lecture temporelle en faisait une œuvre
musicale ; en temps.
Lors de l’exposition Sons et Lumières au Centre Georges Pompidou,
fin 2004 on a pu voir, plus qu’entendre, que les artistes, sous entendu
visuels, du XXème siècle se sont souvent intéressés
à la représentation de la musique. Il est apparu que la plupart
des œuvres présentées portaient sur un nombre très
réduit de formes spatiales de la musique :
- avant le son : partitions stylisées de compositions imaginaires
- pendant le son : images de musiciens ou d’instruments, images de concert…
- après le son : impressions musicales vécues comme un enchevêtrement
de formes, une mise en perspective de la mémoire musicale
L’espace-cadre de scène
La croissance de l’orchestre symphonique, la multiplication des cordes
dans la musique romantique, la mise en scène du concert ou les multiples
réassorts de l’orchestre concourent à passer de la mise
sur scène de la musique à sa mise en scène. On glisse du
statut de spectacle temporel immobile vers un jeu de matières en mouvements
et de masses sonores animées dans l’espace scénique du concert.
L’air de la salle devenant le support ou la contrepartie de l’espace
intérieur de l’écoute de l’auditeur. Le concert est
en quelque sorte une théâtralisation musicale
« C’est ici le lieu de faire remarquer l’importance des divers
points de départ des sons. Certaines parties d’un orchestre sont
destinées par le compositeur à s’interroger et à
se répondre, or cette intention ne devient manifeste et belle que si
les groupes entre lesquels le dialogue est établi sont suffisamment éloignés
les uns des autres. Le compositeur doit donc, dans sa partition, indiquer pour
eux la disposition qu’il juge convenable. » Hector Berlioz, Grand
traité d’instrumentation et d’orchestration modernes (1855)
Au cours du XXème siècle s’est considérablement développé
l’ idée que l’espace pouvait porter des valeurs musicales
au même titre que le timbre ou le rythme. Charles Ives dans Three places
in New England (1908) met en orchestre le croisement de deux fanfares et invite
l’auditeur à se réjouir des dissonances produites au sein
de l’orchestre, mais également à imaginer une scène
musicale dans laquelle l’espace est la clé.
Dès les années 1950, en réponse à la désincarnation
des sons joués par les hauts parleurs, les artistes électroacoustiques
entreprennent la mise en espace des musiques concrètes, électroniques
puis électroacoustiques. À partir de 1973, les grands ensembles
de haut-parleurs constitués ouvrent le champ à l’expression
spatiale sonore à travers l’interprétation des musiques
électroacoustiques, alors que les installations sonores des artistes
visuels et des créateurs sonores au théâtre offrent au son
de véritables mises en situation. Au même moment, les compositeurs
instrumentalistes ou de musiques mixtes imaginent eux aussi des dispositifs
instrumentaux et électroacoustiques architecturés dans l’espace.
L’espace-aire de jeu
Avec le développement de l’art numérique et ses dispositifs
interactifs, une nouvelle page s’écrit : l’espace sonore
devient non seulement une représentation du temps musical mais également
une aire de jeu. La notion de jeu étant ici entendue comme une hybridation
entre jeu ludique et jeu au sens de jouer de la musique. Il ne s’agit
pas de créer de nouveaux instruments dont il aurait fallu préalablement
apprendre à jouer, mais de proposer au joueur une partie de musique qui
lui permette à travers la conduite d’une action, d’engendrer
une forme sonore personnelle.
La navigation sonore consiste à parcourir une scène dans laquelle
sont déployés différents acteurs sonores interactifs et
spatialisés. Le joueur produit par son parcours une composition sonore
ou musicale, résultant de l’organisation temporelle, du mixage
et éventuellement de la spatialisation des interactions sonores avec
ces différents interacteurs.
C’est une transposition artistique de notre expérience sonore dans
le monde réel. Le joueur peut choisir librement entre la promenade sur
un mode contemplatif - jouer avec les différents comportements sonores
qui lui sont proposés - ou réaliser un parcours personnel expressif
ou performant. Il ne s’agit pas pour autant de mettre à la disposition
du joueur un instrument, car cela impliquerait de sa part un apprentissage important.
Le choix du fonctionnement musical de chaque interacteur sonore se rattache
à une métaphore d’interaction qui lui est propre et résulte
des fonctions musicales qui lui sont attribuées dans la composition.
Il y a donc construction préalable et plus cette construction est élaborée
et prend en compte le vécu du joueur, plus elle qualifie l’œuvre.
Le joueur décide l’ordre de déclenchement de tel ou tel
événement sonore, mais la construction est également déterminée
par la configuration mise à sa disposition par le compositeur. L’espace
et le temps gravent chacun leurs règles. Par exemple, deux interacteurs
ne seraient pas percutés en même temps par un avatar unique de
la main du joueur s’ils sont placés à une certaine distance
l’un de l’autre. Le temps minimal séparant ces deux évènements-acteurs
sonores dépend ici de la distance qui les sépare comme de la vélocité
du contrôleur. La navigation sonore s’applique à des situations
musicales dans lesquelles la métaphore spatiale offre des paradigmes
musicaux non-conventionnels. Ces situations ont une teneur spatiale fondamentale
et ne doivent pas êtres confondus avec de l’illustration sonore
d’images, même si le visuel peut y jouer un rôle important,
car si les sons peuvent être plus où moins fortement rattachés
à leur cause ou leur origine, ils n’illustrent rien d’autre
qu’eux-mêmes.
Par exemple dans l’installation PHASE que nous avons présentée
dans l’exposition écoute du Centre Georges Pompidou (septembre-décembre2004),
il s’agit pour le joueur (musical) de maintenir une tête de lecture
dans le sillon virtuel d’un disque géant et d’engager une
course-poursuite « en imitation » avec une tête d’écriture
déposant une trace musicale derrière elle dans le sillon. Le temps
musical s’écrit dans l’espace du sillon, le joueur parcours
le temps fixé de la musique, en même temps que le disque tourne
à vitesse variable en fonction de l’habileté du joueur.
Espace et temps sont ainsi imbriqués dans le geste du jeu. L’image
devient ainsi à la fois partition, trace, guide et mécanisme de
l’action musicale.
Ces quatre vues de l’espace sonores exposent des approches couramment
développées, mais il existe bien d’autres manières
de concevoir l’espace sonore.
Roland Cahen 2005