De la caverne de Platon à la boite de Pandore
Les Lundis Multimédia
de la Sorbonne
Lundi 1er Décembre 2003
SON, MUSIQUE ET NUMÉRIQUE : LA DISPARITION
DES FRONTIÈRES
Tout d'abord je préfère dire que les frontières ont toujours
été culturelles, que les concepts, les outils et les formes contraintes
par la force des traditions ne laissaient pas toujours entrevoir les gouffres
séparant une uvre d'une autre, ni les possibles intermédiaires
entre les formes établies. Qu'il a fallu attendre, la fusion des objets
et des points de vue disparates au passage dans la boîte de Pandore, l'ordinateur,
pour qu'on s'en aperçoive. Enfin une plateforme commune à l'écriture,
au visuel et au sonore qu paraissent parler ainsi le même langage. En
fait il n'en est rien.
Les instruments numériques existants et utilisés sont déjà
très nombreux : séquenceurs, échantillonneurs, synthétiseurs,
éditeurs de son, contrôleurs gestuels, traitements et plug-ins
en tous genres. Les dispositifs de représentations du son : onde, sonagrammes,
tracés batygraphiques, animations graphiques des players, courbes d'automation,
consoles virtuelles, dispatchings, matrices, tableaux, corrélateurs de
phases, vumètres, crête mètres, partitions, piano roll,
time-lines, enveloppes spectrales ; statiques, dynamiques, synchronisées,
comparatives
etc. Tout ceci n'est probablement rien en comparaison des
possibles à venir dès lors que l'on considère la difficulté
que tout artiste sonore rencontre dès qu'il cherche à réaliser
un objectif sonore ou musical précis dans un contexte donné. Le
fait est qu'il n'arrive la plupart du temps pas à relier ces objets entre
eux de façon cohérente et expressive. Par exemple trouver les
représentations adéquates pour contrôler la chaîne
des relations de causes à effets d'un geste musical.
De l'idée au langage
D'où la nécessité de créer soi même ses propres
outils. La part de liberté nécessaire à la création
numérique implique le passage par des outils de création ouverts,
auteur, pour moi par le code. Pour ma part, j'entend considérer le code
comme écriture musicale même. Il est important de comprendre qu'un
artiste numérique est à la fois un artiste et un programmeur.
Le code est son solfège qui a ses limites, sa complexité, son
potentiel.
Du langage au solfège
Les processus et les éléments des architectures logicielles musicales
portent pour moi des noms qui constituent petit à petit un solfège.
J'utilise aujourd'hui le logiciel Max/MSP grâce auquel je bâtis
des cadres. Ces cadres peuvent avoir des fonctions instrumentales, génératives,
d'esquisses et de modélisation, de conformation
etc. Je me construit
donc mon solfège, mais également je participe à la construction
d'un nouveau solfège d'actions sonores et musicales partagés avec
une communauté de développeurs et de musiciens. Un solfège
partagé par les musiciens, les développeurs mais également
par les machines. Voilà peut être la solution au « problèmes
du solfège » dont parlait Pierre Schaeffer l'inventeur de la musique
concrète. Sinon voilà au moins une utopie intéressante
à creuser. Creusons. D'une part, les machines parlent un langage de beaucoup
plus bas niveau que les hommes, d'autre part les objets informatiques ne sont
pas des objets musicaux. Toutefois, depuis une vingtaine d'année, s'est
creusé une niche dans laquelle les objets et les méthodes de programmation
spécifiques s'agglutinent par affinité naturelle pour produire
des formes musicales. Petit à petit la caverne s'éclaircit à
mesure que de nouvelles lignes de lumière dévoilent sur ses parois
des figures musicales anciennes et d'autres inconnues.
Plus d'outils, moins de possibles
On aurait imaginé que ces nouveaux éléments de langages
et outils d'expression donnent aux artistes les moyens de créer des uvres
extraordinaires. Il en existe, parfois passé inaperçues. Mais
dans l'ensemble c'est plutôt l'insatisfaction qui règne et nous
participons à la quête sans fin du meilleur logiciel, de l'ordinateur
le plus puissant, des contrôleurs gestuels les plus compliqués.
Sommes nous seulement les victimes consentantes d'un négoce prosélyte
? Se serait trop simple.
Plus l'offre de facilités numérique augmente, plus les créateurs
sonores se trouvent confrontés à des besoins de plus en plus spécifiques
dans des contextes atypiques nécessitant des développements informatiques
lourds. Sans doute le passage du rêve à la réalité
s'accompagne-t-il d'un accroissement exponentiel des attentes et des situations
d'usage ! Mais on dirait également qu'un espace nouveau s'est creusé,
qui s'étend tout seul à distance du monde connu et dont les limites
paraissent encore difficiles à éprouver.
Prenons un exemple : De nouvelles formes multimédias, telles que nous
les imaginons offriraient pour le moins une richesse de mécanismes visuels
comme sonores mais également de nouvelles visions musicales. Quand on
parle de « mondes virtuels», on imagine ces mondes plus grand que
des tables plus ou moins encombrées d'objets, c'est pourtant la réalité
effective de la plupart d'entre eux. C'est dire que la réalité
du multimédia interactif est le plus souvent bien en deçà
des ambitions affichées, où qu'il nous manque encore quelque chose
pour arriver à la hauteur de ces ambitions. Que nous manque-t-il pour
réaliser le rêve des arts numériques ?
Des visions précises
Tout est théoriquement possible, mais on a l'impression de reconstruire
toujours les mêmes châteaux de cartes : on a une idée, on
construit quelque chose, mais le résultat sonne déjà connu.
Soit trop simple et caricatural, soit trop complexe et totalement ingérable
sur le plan de l'expression. Au final, chaque création numérique
paraît ressembler un peu trop à la précédente. On
pourrait en dire autant des autres processus de créations. Comme me disait
le responsable des systèmes informatiques de l'Ircam Laurent Ghyss devant
qui je me plaignais des bugs que je rencontrait en arguant que les ordinateurs
étaient trop défectueux : « non ce ne sont pas les ordinateurs
qui sont défectueux mais le monde qui est bien plus compliqué
que ce que l'on croit »
Cela signifie-t-il que la création numérique impliquerait une
architecture beaucoup plus complexe, dépassant les limites de notre imagination
?
- Que notre capacité à élaborer des formes « from
scratch » se trouve prise en défaut et doivent s'appuyer sur des
fondations plus solides ?
- Qu'une articulation nouvelle du langage musical lui-même est nécessaire
pour bâtir ces fondations ?
Il y a sans doute au moins deux obstacles sur lesquels la création de
formes et d'outils sonores multimédias numériques bute : l'une
matérielle et l'une autre épistémologique.
Le matériel
Rappelons que les outils auteurs dits « multimédia » ne sont
que des outils visuels et que les possibilités sonores sont la plupart
du temps débiles. En voulez-vous un exemple ? Le logiciel Flash MX (la
dernière version) connais deux modes d'interaction pour la lecture d'un
fichier son : « les sons d'évènements » et les «
évènements de son » le premier permettant de lier le début
de la lecture d'un fichier son à un événement graphique,
le second de déclencher un événement graphique à
la lecture d'un fichier son. Ces deux concepts étant totalement abscons
pour le langage sonore, car il n'est jamais question d'événement
sonore mais d'événement d'action, sous entendus visuels. De fait
donc tant qu'on reste dans le visuel assaisonné de sons, tout ce passe
pour le mieux. Idem pour la musique agrémentée de motifs visuels.
Mais dès lors qu'on souhaite construire des formes plus élaborées
de relations, les outils existants crient leur impuissance.
Exemples des difficultés rencontrées dans PHASE ou la typographie
audiovisuelle sur le texte de Gherasim Lucas.
Les limites de la connaissance
Dans un domaine qui n'existe qu'à l'état de vision et dont l'expérience
vécue est limitée à l'existant, il est difficile d'imaginer
des tournures cohérentes et de les spécifier. Tant que les métaphores
d'interactions font référence à du vécu, tout va
bien, mais dès qu'il s'agit d'imaginer quelque chose qui n'existe pas
encore et dont les briques de construction n'existent pas non plus, c'est plus
difficile. D'où la nécessité de modéliser, de faire
des esquisses, des maquettes, de construire des briques sur la base d'une vision,
d'un désir
et d'expérimenter en artiste. Cette situation
exceptionnelle aux temps du studio d'essai et des balbutiements de la musique
concrète devient donc par nécessité le quotidien des créateurs
numériques. Mais cette fois ce n'est pas la science des pigments ou celle
des opérations électroacoustiques, mais de la programmation qui
est posée sur le chevalet.
Pratique interdisciplinaire
On s'aperçoit dès lors que la frontière entre la création
artistique et technique n'est qu'une commodité économique parfois
inadaptée au contexte de l'innovation. J'entends innovation au sens de
créer la réponse juste à une problématique donnée
dans le domaine qui nous occupe.
Dans la première période de la création musicale numérique
(pour moi de 1983 à 1993), j'avais perdu mes repères de travail
et cherchais un peu de tous les cotés à la fois tout en reproduisant
avec plus ou moins d'effet les méthodes acquises à l'école
de la musique électroacoustique sur bande. Aujourd'hui, je suis en train
de me reconstruire de nouveaux repères, de nouveaux objets, de nouvelles
méthodes de travail, certes beaucoup plus complexes et incertaines, mais
également plus libres. De nouveaux paradigmes se font jour, comme la
question de la part gestuelle et de la part représentation dans les outils
de transformation sonores
etc
Des instruments hybrides
La part dispositif de jeu (actionneur) n'est pas mécaniquement liée
aux représentations musicales (contrôle visuel ou tactile). C'est
le cas d'instruments travaillant en temps semi réel, manipulant par exemple
des objets temporels. Le fait que ce ne soit plus la mécanique qui lie
la part de représentation avec la part actionneur mais la programmation
porte les germes de nouvelles familles d'instruments. Ces nouveaux instruments
ne jouent plus dans l'orchestre, ils sont autant de dispositifs basés
sur des métaphores étrangères à la musique.
Prenons un exemple : L'idée d'un dispositif de réinterprétation
d'une uvre existante, tirant parti des possibilités de transformations
numériques appliquées au supports sonores. Imaginons unAu passage
de la caverne de Platon à la boîte de Pandore, il ne faut pas oublier
qu'on y converti le vécu analogique du monde physique en valeurs discrètes
et que malgré l'amplification du champs des représentations numériques
par rapport aux débuts, nous ne sommes pas à l'abri d'une sortie
de route. Imaginons par exemple que plus les machines deviennent perfectionnées,
plus elles obligent à des tâches abstraites pour elles-mêmes,
moins elles répondent aux besoins quotidiens. Dans ce cas l'abandon n'est
pas exclu et la bulle économique Internet pourrait bien trouver un écho
dans la fin de l'ère numérique. Sans doute une crainte paranoïaque,
à surveiller. ;-)
Roland Cahen 2003